JÓN KALMAN STEFÁNSSON, CES TEMPÊTES OÙ L’ON SE JETTE POUR ÉVITER DE SE DÉBATTRE AVEC SOI-MÊME

(…) Je ne comprends pas ce qui t’a pris de t’en aller, qui va s’occuper de toi maintenant ? Qui sera là pour te dire si tu as mauvaise haleine ou si, malgré ton corps svelte, tu te tiens comme si tu avais une bedaine ? Qui te passera la main dans les cheveux pour les ébouriffer si tu les as par hasard coiffés trop impeccablement, au risque de ressembler à un vendeur de voitures ou à un enseignant qui vote à droite ? Qui se chargera de te secouer et de mettre à mal ta prudence avec une foule d’idées qui ne peuvent pas attendre, car l’attente est la sœur de la mort ? Au fait, tu ne trouves pas que la mort est suffisamment encombrante comme ça dans l’histoire de l’humanité ? Elle n’a pas besoin que nous l’aidions par nos hésitations. Mais je me dis, aïe, tu es peut-être parti pour avoir la paix. Pour échapper au flot permanent de mes idées plus ou moins saugrenues ou de mes réactions passionnées face à tout et n’importe quoi, qu’il s’agisse de détails ou de choses importantes… Tu as souvent affirmé, je dois avouer de manière assez convaincante, que la meilleure façon d’être soi-même est parfois de ne rien faire – que l’être humain découvre qui il est quand il réfléchit dans le calme. Je trouve tellement dommage que tu te sois senti forcé de me quitter pour trouver ce calme, et pour te trouver toi-même. Dommage que ma présence t’en ait empêché. Peut-être t’a-t-il fallu choisir entre moi et la sérénité. Toi qui as autrefois sacrifié… ta vie pour me posséder… (…) Les autocars remplis de touristes vont et viennent. Et mes voisins ne se sont pas contentés d’ériger cette imposante bâtisse, ils ont également fait construire douze jolis petits chalets en bois sur leurs terres, chacun d’environ trente mètres carrés, et la façade tournée vers la mer est presque entièrement vitrée. Certains viennent de l’autre bout de la terre et paient des sommes astronomiques pour y séjourner. Assis, pétrifiés, devant les grandes baies vitrées, ils regardent l’océan, ils écoutent le vent malmener le chalet, et parfois les bourrasques se jettent sur les vitres comme d’invisibles géants… Nous leur vendons la nuit, la mer et le vent. On leur fait enfiler des vareuses de pêcheurs bien raides qui puent le poisson, on leur offre des repas simples et rustiques sous la pluie battante en disant que c’est là un luxe exotique, m’a confié le voisin en riant. Il est passé tout à l’heure avec son chien. Il a traversé son champ d’herbes folles pour venir voir à qui il avait affaire. La maison que je loue pour une somme modique appartient à un vieux pêcheur. En réalité, le loyer dont je m’acquitte est dérisoire. L’ancien n’est pas intéressé par l’argent, il dit qu’il est trop vieux pour ça, mais il apprécie de savoir que sa maison est occupée par « quelqu’un de bien ». Je l’ai rencontré pour signer le contrat de location, qui se résumait pour ainsi dire à une poignée de main concluant notre transaction. Le montant du loyer était la seule chose écrite, pour le fisc. J’ai envie, m’a dit le vieux, de vivre dans un monde où l’on peut faire confiance aux gens. C’est sans doute puéril, mais je suis plus buté que le diable et je mets ma modeste contribution sur la balance. (…) Je me souviens qu’une partie de moi s’est réjouie quand Donald Trump a été élu président des États-Unis. Comme tout mon entourage, j’étais évidemment choquer de découvrir que les forces obscures et le visage triomphant de la bêtise occuperaient bientôt le fauteuil le plus important du monde. Mais parallèlement, je savais qu’avec un tel homme à ce poste, il me serait plus facile d’éviter de parler de moi. De répondre à ceux qui me demandent si je vais bien. Ce type de préoccupations disparaît des conversations dès qu’une menace plane sur notre quotidien. Guerres, attentats, catastrophes naturelles, fascisme et populisme… Alors, personne ne peut plus se permettre de s’occuper de ses petits malheurs. Il arrive que la fuite et le déni aient l’apparence d’une certaine noblesse…

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Kalman Stefánsson (Jón), Ásta, Grasset, septembre 2018.

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